L’industrie musicale a été touchée par 18 mois de crise sanitaire sur l’ensemble de sa chaîne de valeur et ça pousse (forcément) à réflexion. A peine une semaine avant la (ré)ouverture des portes du MaMA Festival & Convention le 13 octobre prochain, nous avons choisi d’interroger le bien nommé Emmanuel Legrand dont le regard affuté s’enrichit de ses multiples casquettes. Journaliste, fondateur et éditeur de la Creative Industry Newsletter, qui couvre le secteur des industries créatives sous l’angle du droit d’auteur et des contenus à l’ère numérique, Emmanuel Legrand est également membre du comité éditorial du MaMA. En septembre dernier, il a refondu sa newsletter en l’intégrant au sein d’une plateforme plus large, comprenant le site Internet Creative Industry News et un compte Twitter. Une occasion en or pour l’interroger sur les enjeux et tendances de l’industrie musicale qu’il décèle. Une interview instructive, réflexive et passionnante.
Peux-tu présenter ton parcours et ce que tu fais aujourd’hui ?
En quatrième, il y a bien longtemps, la prof de français nous avait donné un sujet libre, et j’ai choisi de faire un article sur un événement sportif. Je suppose que l’envie de journalisme était déjà implantée (sans doute par la lecture assidue des livres d’Henry de Monfreid). Puis j’ai tenté d’aller en fac de droit, sans succès, et me suis retrouvé sur les bancs d’une école ou j’ai appris les rudiments du métier de journaliste. Mais la véritable école fut celle de mon premier boulot, en travaillant pour un magazine désormais défunt, Show Magazine, qui couvrait le secteur de la musique. C’était encore l’époque pré-PAO où on construisait des pages à partir de maquettes sur lesquelles on collait des morceaux de papiers et on calibrait les photos à la louche. C’était aussi l’époque des déjeuners arrosés qui rendaient le travail délicat dans l’après-midi…
Très vite, je me suis rendu compte que j’avais un atout que peu d’autres journalistes avaient en France: je savais écrire en anglais. Je me suis donc mis à mon compte et j’ai travaillé pour des journaux professionnels anglais et américains, tels que Broadcast et TV World ou encore Music & Media et Billboard. Fin 1996, j’ai été invité à prendre la direction de Music & Media à Londres et j’ai dirigé la rédaction de ce magazine pionnier, car il avait une approche pan-Européenne. En 2003, Billboard, la maison mère de M&M, a fermé le magazine pour cause de recettes publicitaires insuffisantes, et je me suis retrouvé responsable de l’international de Billboard, poste que j’ai occupé pendant trois ans.
Après je me suis remis en indépendant, j’ai monté des conférences (le World Creators Summit de la CISAC), et divers projets. Je vis désormais à Washington, ce qui me donne une position d’observateur plutôt unique, entre Europe et Etats-Unis.
Tu viens de refondre complètement le site et l’offre de Creative Industries News, avec un modèle payant. Peux-tu présenter ce média que tu as créé ?
Depuis des années je produis une lettre d’information hebdomadaire, Creative Industries Newsletter, qui couvre le secteur des industries créatives sous l’angle du droit d’auteur et des contenus à l’ère numérique. De fil en aiguille cette lettre d’info est devenue une référence dans le secteur et comme je la produisait gratuitement je me suis dit qu’il était temps de commencer à monétiser ma petite entreprise.
J’ai donc lancé en Septembre une nouvelle version de la lettre avec un site associé, sous abonnement. L’idée est de mettre le contenu et la licence de contenus au centre de l’économie numérique. La lettre s’adresse à tous ceux qui sont dans cet univers, aussi bien les juristes que les responsables de la gestion des droits, les producteurs de contenus que les plateformes qui les utilisent.
Cela fait donc au moins 8 ans que tu écris sur les problématiques de copyright, de droit d’auteur et de numérique dans l’écosystème musical. Avec ce recul, quels chamboulements as-tu pu identifier ces dernières années ?
Il y a eu un vrai changement dans l’écosystème. Faire valoir ses droits a été un problème constant ces deux dernières décennies pour les ayants droit. On pourrait appeler ça la jurisprudence Napster. Pourquoi payer et négocier des licences si on peut exister sans le faire? Or depuis quelques années la licence de contenus s’est multipliée avec l’explosion des plateformes, et cela a eu une incidence sur les revenus des industries de la création. En outre, la question de YouTube, utilisateur de droits sous couverture de « fair use » a commencé à trouver une résolution à travers l’article 17 de la directive européenne sur le droit d’auteur. Tout ceci est plutôt positif pour les ayants-droit.
Une autre évolution positive vient des artistes eux-mêmes, qui ont commencé à occuper le terrain de la revendication sur les questions de rémunération. Il est fort probable que cette question sera au cœur du débat sur l’économie de la création dans l’univers numérique dans les années à venir. Il n’est plus simplement question de créer de la valeur, mais aussi de s’assurer qu’elle est bien répartie.
La question COVID-19 : alors que l’on parle de reprise et de relance dans tous les secteurs, quels sont selon toi les grands enjeux de l’industrie musicale aujourd’hui ?
Comme je le disais, la question de la répartition de la valeur est devenue saillante du fait de la pandémie. Avec l’arrêt des performances sur scène, de nombreux artistes ont perdu une part significative de leurs revenus, et se sont rendus compte que leur relevés de royalties provenant du streaming ne compensaient pas cette perte de revenus. Donc il faudra s’assurer que tout le monde sera associé au partage de la valeur du streaming et que l’ascenseur vers les cimes monétarisés du streaming ne soit pas réservé à une élite d’artistes et aux sociétés qui font leur entrée en Bourse, dont je constate qu’elles n’ont pas beaucoup fait participer leurs artistes à la répartition des dividendes alors qu’on peut penser qu’ils ont quelque peu participé à cette création de valeur.
Il est important aussi que dans des pays comme la France où il existe une culture de l’action gouvernementale dans le domaine culturel, l’ensemble des secteurs soient irrigués par les allocations budgétaires et non pas certains secteurs mieux défendus que d’autres.
Les questions sociétales seront aussi fondamentales, que ce soit la poursuite d’un meilleur équilibre entre femmes et hommes aux postes de responsabilité, la diversité ethnique au sein de l’industrie de la musique, le mouvement #MeToo, et les questions environnementales.
En tant que membre du comité éditorial du MaMa depuis longtemps et conférencier sur des rencontres dédiées au music business, tu as une position centrale pour observer le marché. Selon toi, quelles seront les tendances de l’industrie musicale pour 2022 (et au-delà) ?
Encore et toujours le partage de la valeur, mais aussi comment utiliser au mieux les nouvelles plateformes qui se lancent tous les jours et qui vont consommer du contenu. Il y a deux ans, TikTok était au début de son parcours. Il s’agit aujourd’hui de trouver et de travailler avec les TikToks de demain, qui seront ou pas actifs dans les NFTs. Et en parallèle, nous assistons actuellement au développement impressionnant des artistes indépendants comme force économique. Cette tendance bien documentée par Mark Mulligan [NDLR : fondateur de MIDiA Research] ne devrait pas ralentir, bien au contraire, ce qui permettra aussi l’émergence de sociétés de services solides. On devrait assister à une concentration dans le domaine du livestreaming qui devrait s’installer comme un complément de l’expérience live. Tout l’univers du « metaverse » est plein de promesses. Et autour de toute cette effervescence, il conviendra de mettre en place les meilleurs systèmes de gestion de droits qui s’appuieront sur une métadata fiable et des processus transparents. Vœux pieux?
Un dernier mot pour la fin ?
Il faut garder l’esprit ouvert. Tout change vite.
Vous pouvez suivre Creative Industries News sur le site Internet et Twitter.