Jazz multi-facettes : rencontre avec Ceilin Poggi du label Dood Music

Au début de l’année 2021, nous avons été contactées par le pianiste Thierry Eliez et sa manageuse Ceilin Poggi, afin de mettre en place une formation personnalisée pour l’artiste sur la stratégie digitale. Depuis, nous avons entamé une collaboration avec le label Dood Music Record, fondé par Ceilin Poggi. Le moment était idéal pour donner la parole à cette femme aux multiples casquettes : autrice-compositrice-interprète, directrice artistique, directrice de label et de productions, manageuse, communicante… Ceilin Poggi nous a donc parlé de son parcours, de ses différents métiers, du jazz et de la communication numérique pour elle, sa structure, ses artistes et le secteur en général : un entretien prolixe et captivant.

Peux-tu présenter ton parcours et tes activités aujourd’hui ?

La première étape déterminante est mon arrivée à Paris pour rentrer au CIM, l’école de Jazz du moment. J’avais 16 ans et j’ai eu le privilège de devenir l’élève de la chanteuse Youn Sun Nah… Après le BAC, j’ai poursuivi mes études de musique tout en intégrant la Sorbonne où j’ai passé un master Arts et médias / Médiation culturelle avec option Musicologie et Anthropologie.

Premier stage chez Warner France, comme assistante de direction artistique, puis comme programmatrice au Club Med Artistes. Ensuite, je suis partie en tournée avec le Jadden Quintet que nous avions co-fondé avec Thierry Eliez.

J’ai vraiment construit deux carrières en simultané, c’est donc assez difficile d’en faire le récit sans embrouiller les esprits. C’était comme une partie de Tetris, mes deux carrières se complétaient et s’emboîtaient petit à petit, années après années. J’écrivais aussi beaucoup : essais, nouvelles, poèmes, puis mes premiers textes de chanson, transformés en premier album perso, « L’air sous l’eau », sorti en 2010 en auto-production.

En 2012, j’ai créé l’agence DOODah Production. Nous avons produit nos propres concerts et défendu la juste rémunération des artistes et le respect de leurs droits, l’objectif étant de s’assurer que tous les artistes soient déclarés et de devenir totalement indépendants. De fil en aiguille est né le label de jazz DOOD Music en 2017, dédié à produire les albums des artistes soutenu.e.s par l’agence. J’étais déjà manageuse depuis 2012, créer ce label me permettait d’être totalement libre artistiquement et économiquement.

Tout cela sans arrêter ma carrière de musicienne… D’autres albums sont sortis, des nouvelles collaborations, des concerts.

Quels sont les artistes et projets avec lesquels Dood Music travaille aujourd’hui ?

Aujourd’hui, Dood produit tous les albums et projets personnels de Thierry Eliez, gigantesque pianiste de jazz, improvisateur né, ce qui représente une sacrée masse de travail… C’est un artiste très prolifique. Il y a ses albums « Improse Solo » et « Improse Extended » en trio, le projet Emerson (qui sortira cette année), et beaucoup d’autres projets incluant la composition à l’image…

Je le suis également en management et stratégie globale, ainsi qu’en tant que DA sur les productions dites « extérieures », produites en collaboration avec d’autres maisons de disques ou labels. Nous travaillons ensemble depuis plus de 15 ans et nous continuons à avoir des projets artistiques communs, comme les « Balladines », publiées par Didier Jeunesse, en livre-disques.

DOOD produira aussi le premier album de Sänd, un travail entre moi et moi que je compte sortir l’année prochaine. Mais bon, ça fait environ 5 ans qu’il sortira l’année prochaine…. C’est le seul aspect difficile de mon profil, trouver du temps pour écrire, composer et mener à bien des projets plus personnels.

Avec Thierry Eliez, tu as enregistré deux albums « Balladines » parus chez Didier Jeunesse. Quelle est la genèse de ce projet à destination des enfants ?

La genèse est toute simple… Je suis tombée enceinte et comme beaucoup de femmes artistes, j’ai eu envie de transmettre la musique que j’aime. Je commençais à écouter ce qui se faisait pour les enfants et l’offre musicale proposée pour ce public ne correspondait pas du tout à ce que j’avais envie de transmettre à mon bébé.

J’étais surprise de découvrir que la musique proposée pour la petite enfance était soit classique, soit approximative musicalement et vocalement, voire abêtissante parfois. Or, nous voulions la même qualité de musique pour les oreilles des bébés que pour mes propres oreilles d’adultes, et j’estimais que la musique classique n’était pas l’unique musique à offrir cette qualité-là.

Avec Thierry, nous n’avons même pas réfléchi, c’était une évidence, un devoir presque. Comme des passeurs, nous avons sélectionné ce que nous considérions comme les plus belles œuvres du jazz élargies à toutes les musiques qui avaient bercé nos propres vies (Stevie Wonder, Burt Baccharach, les deux John, Coltrane et Lennon) pour qu’elles soient accessibles aux oreilles neuves des bébés.

J’étais enceinte de 6 mois quand nous avons enregistré les Berceuses et Balladines Jazz…. Magique, j’en garde un souvenir d’une douceur extrême. En définitive, les adultes écoutent autant les Balladines que les enfants…

Selon toi, quel est l’intérêt d’apporter un soin particulier à la stratégie digitale d’un artiste ou d’un label ?

C’est très difficile de ne pas utiliser le digital, c’est un moyen devenu essentiel à la survie et la diffusion des projets indépendants. Nous pouvons choisir notre manière de communiquer et informer nos publics en temps réel (ou pas, selon la stratégie) et au fur et à mesure, nous apprenons à mieux les connaître et leur permettre d’arriver jusqu’à nos projets. C’est un contact direct avec eux, sans être dépendants des médias généralistes pour diffuser notre actu.

La deuxième raison, beaucoup moins glamour : les professionnels (tourneurs, programmateurs, labels, sociétés de gestion collective, manageurs, sponsors, journalistes). Tous ces acteurs observent l’activité digitale des artistes en premier lieu et prennent des décisions en fonction d’elle (les chiffres en euros comptent aussi bien sûr). Nous vivons à une époque où la visibilité est une valeur recherchée et difficile à générer ou maintenir. Désormais, seul l’angle du storytelling importe. Au-delà de la qualité purement artistique des créateurs et de leurs œuvres, c’est la visibilité et le « concept » qui comptent : « De qui parle-t-on en ce moment ? Quel est son lien avec l’actualité ? Combien a-t-il de vues sur YouTube, d’abonnés sur Facebook et Instagram, et cumulés de streams sur Spotify ? (même si cette donnée est complètement biaisée par le monopole des majors).

C’est extrêmement effrayant, pour l’artiste que je suis, de l’admettre… Mais la stratégie digitale est un outil de promotion et de marketing, dont nous ne pouvons pas nous priver, nous les indépendants. Cette indépendance demande, certes, beaucoup d’investissement et de réflexion, mais je considère que c’est un luxe de pouvoir choisir et maîtriser les supports qui parlent de nos projets. Nous avons aussi proposé aux artistes avec qui nous travaillons de se former aux utilisations du numérique pour que leur stratégie de développement de carrière ou de projet soit organisée et gérée de manière totalement autonome et surtout élaborée à leur image ou celle de leur projet.

Nous commençons avec Dood Music et ses artistes une collaboration sur la stratégie digitale et les réseaux sociaux. Quels étaient tes besoins en matière de numérique et pourquoi as-tu souhaité travailler sur ce point-là ?

J’avais besoin que notre stratégie soit réfléchie et construite, mais j’avais aussi besoin de gagner du temps et de libérer de l’espace dans ma tête. Jusqu’alors, mon implication digitale était très intuitive, notre label n’a pas de service marketing, notre promo est gérée en externe et il était nécessaire de rassembler toutes ces réflexions au même endroit pour élaborer un message solide et pérenne, autant pour nos artistes, que pour le label et le public qui nous suit.

La question COVID-19 : selon toi, quels sont désormais les enjeux auxquels l’industrie musicale doit faire face et plus particulièrement le jazz ?

Je suis bien petite pour répondre à cette question. Avec 2020, j’ai arrêté de croire qu’on pouvait prévoir quoi que ce soit ou même comprendre quelque chose à tout ça… L’artiste que je suis se sent souvent dépassée par les mouvements et marées qui balayent l’industrie musicale. Mais selon moi, la Covid a interrompu, en même temps que le reste, un cycle qui tournait beaucoup trop vite et sur lui-même, creusant des disparités énormes entre les différents acteurs de l’industrie musicale.

Le public n’a jamais eu autant envie et de temps pour profiter de l‘art, la presse d’en parler, et côté artiste, il n’y a jamais eu autant de propositions musicales gratuites disponibles sur les réseaux. Cet espace public est pris d’assaut et le gratuit obtient une valeur médiatique, qui sert in fine les intérêts des structures et artistes indé, qui faisaient déjà des contenus gratuits pour promouvoir leur création, leur nom, etc. Désormais, tous les artistes en proposent, leur entourage pro est à l’arrêt, ils ont besoin de garder contact avec leur public, et ce, peu importe leur notoriété ou leur valeur économique dans l’industrie musicale, ils le font de leur propre initiative.

Une des conséquences est de voir les artistes s’exposer dans le cadre de leur vie privée, leurs hobbies, dans leur jardin, leur studio, avec leur chien, bref chez eux au quotidien… C’est un peu le siècle de la désacralisation du créateur. Au-delà des aspects économiques, je crois qu’un des enjeux d’ordre éthique pose la question de la limite. A quel point un artiste livrera-t-il des extraits de sa vie privée, même contrôlés, pour continuer à exister professionnellement ? La frontière public/privé n’a jamais été aussi exposée.

Pour le jazz, c’est un peu différent. Certes, on voit de plus en plus d’artistes de jazz communiquer via les réseaux sociaux, les lieux du jazz aussi développent des partenariats inédits avec les médias, ils se rapprochent même des artistes, comme d’une denrée rare, pour leur demander leur soutien (un comble). Les lieux et prods investissent dans du matériel audiovisuel et programment des livestreams gratuits sans public.

Le fait de ne plus « courir après le public » pour rentabiliser l’art crée une brèche dans laquelle peut se glisser des notions comme l’ouverture de la proposition musicale, la solidarité dixit « on est tous sur le même radeau », et par conséquent la hiérarchisation de l’offre « pourrait » être moins pyramidale. Le public lui-même manifeste son besoin de diversité, offrant à FIP 3,9% de parts de marché en Île-de-France. C’est énorme et historique qu’une radio qui prône la diversité devance toutes les autres radios musicales. Les forces se déplacent et cela invite l’industrie musicale à s’interroger, à se réinventer. Bref, cela rend les choses très intéressantes intellectuellement parlant.

Ceci étant dit, la vie reprendra probablement là où tout s’est arrêté, en plus vite même, mais j’aime à penser que de nouveaux liens, plus justes, plus humains en ont profité pour se tisser. Comme tout le monde, j’attends impatiemment que l’activité reprenne, mais à un rythme qui permette aux artistes de prendre régulièrement le temps de se ressourcer pour créer… Sans que cela soit préjudiciable à leur carrière.

Quelles sont les prochaines actus du label et de ses artistes ?

Cette année, nous avons fait un énorme travail de valorisation d’archives autour de Thierry Eliez, pour ses 40 ans de carrière. L’objectif étant de mettre en lumière son histoire, ses multiples collaborations et son back-catalogue qui sont très impressionnants et peu connus des nouvelles générations de professionnels du jazz.

C’est aussi l’année des projets « hors-circuits » : l’album « Sur l’Écran Noir » de Thierry Eliez produit par le Triton et dont j’ai géré la direction artistique sortira le 25 juin avec de nombreux interprètes dont Alain Chamfort, Paloma Pradal, Thomas de Pourquery, Médéric Collignon, Stella Vander, etc. Tous venus incarner les oeuvres co-écrites par Claude Nougaro et Michel Legrand dans les années 60.

La sortie d’un vinyle collector autour des œuvres réarrangées pour piano et cordes du compositeur anglais Keith Emerson, dont nous parlerons bientôt, et qui subit déjà une attente sympathique… Et d’autres nouvelles collaborations et albums en prévision.

Pour 2022, Thierry Eliez prépare un nouvel album original. Et moi, une nouvelle sélection de Balladines pour un 3ème livre disque. Et bien sûr le projet Sänd avance à grand pas en ce moment, vous pouvez déjà le suivre visuellement sur Instagram et l’attendre pour 2022.

Un dernier mot pour la fin ?

Oui… au boulot !

Vous pouvez suivre Dood Music Record sur FacebookInstagram et YouTube, Ceilin Poggi sur Facebook et Instagram etThierry Eliez sur FacebookInstagram et YouTube.

Crédits : Aurore Doudoux

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