MaMA Convention 2018 – La blockchain : risque ou innovation ?

Annoncée comme la plus grande révolution depuis l’avènement de l’internet, la Blockchain est présentée par certains comme une innovation disruptive qui annonce l’entrée dans une ère de l’efficacité et de la confiance partagée, d’autres n’y voient qu’une technologie réservée aux geeks qui pourrait nourrir une prochaine bulle spéculative. Dix ans après l’apparition du Bitcoin et des cryptomonnaies, force est de constater que la technologie Blockchain n’a pas atteint sa maturité et que les écueils sur sa route ne manquent pas.

Pour en discuter, Didier Zerath, fondateur et Président d’AMA et de The DZ Factory a convié Emily Gonneau, directrice de nüagency et d’Unicum Music, Samantha Andrews CEO de Deviate Digital, Xavier Costaz, directeur de projets transverses de la Sacem, et Paul Di Lorito, directeur de l’innovation et des partenariats chez PRS For Music.

Paul Di Lorito a ouvert la discussion en présentant le projet blockchain, mis en place par PRS Music, la Sacem et ASCAP. Ce projet a pour objectif de collecter des données, de les traiter et de les rendre disponibles pour l’industrie musicale en proposant un prototype de gestion des informations relatives aux droits d’auteur. « Grâce à la blockchain, toutes les métadonnées de Spotify, Apple, et tous les autres diffuseurs seront identifiées avec un même standard. » La blockchain a été utilisée pour mettre en place cette expérience. « Nous avons appris en utilisant cette technologie qu’elle n’est pas vraiment scalable aujourd’hui, et que d’autres technologies disponibles peuvent nous permettre de réaliser ce projet. En revanche, elle offre de la transparence et permet de trouver la provenance des données. » Ce projet a débuté par une cartographie des données concernant les droits d’auteurs, et évoluera dans un second temps vers la gestion de la distribution des revenus.

Après cette brève introduction, les intervenants ont défini et décrit la blockchain. Emily Gonneau a évoqué le système de la mémoire des personnages du film Vice-Versa : les billes de couleurs, qui représentent des souvenirs dont la couleur est définie par l’émotion à laquelle ils sont associés par le cerveau, sont alignées à la suite pour former la mémoire, dans une chaîne de blocs qui ne peut pas être changée. La blockchain fonctionne de la même manière. Pour Paul Di Lorito, la force de la blockchain réside dans sa capacité à garantir la sécurité des informations et à éviter toute corruption ou modifications des données. Xavier Costaz décrit la blockchain comme « un livre de comptes qui est disponible pour tout le monde, mais n’appartient à personne et sur lequel toutes les transactions sont notées. » La blockchain dépasse le paradigme d’une personne qui détient les informations, pour devenir des centaines de personnes qui les possèdent et peuvent les vérifier.

Didier Zerath a ensuite listé les avantages et désavantages de la blockchain. Cette technologie permet une gestion sécurisée des données, un modèle décentralisé et désintermédié. Toutes les transactions qui passent par la blockchain sont vérifiables à n’importe quel moment et n’importe quel endroit. Cependant, la blockchain soulève également des problématiques de sécurité, de résistance au changement au sein des organisations et de gouvernance : qui vérifie les transactions et atteste de leur véracité ?

Pour Samantha Andrews, le temps que l’industrie musicale se mette à vraiment intégrer cette technologie est encore très long. De plus, la blockchain est un sujet très tendance mais la preuve du concept n’est pas encore là. La technologie apporte avec elle des promesses de liberté, de transparence : mais les très nombreuses entreprises qui investissent dedans sont dans une logique propriétaire. Par exemple, Ticketmaster vient d’annoncer la prise de participation majoritaire d’Upgraded, afin d’appliquer cette technologie à ses produits. « Les entreprises de l’industrie musicale sont en train de trouver des applications pour la blockchain, mais ce qu’elles ne font pas, c’est de s’accorder pour travailler ensemble. » Pour Emily Gonneau, il y a deux choses importantes à ne pas oublier : on ne peut pas utiliser la technologie pour régler des problèmes qui n’ont pas été réglés avant, et la nature humaine étant ce qu’elle est, le problème fondamental est que la plupart des acteurs disent « nous devons résoudre cette problématique ensemble, mais… à ma façon. »

En effet, des entreprises comme Live Nation ou AEG sont en train de construire leurs propres blockchain et leur cryptomonnaies, dont Didier Zerath a rappelé qu’elles ne peuvent pas être utilisées par d’autres. N’est-ce pas un moyen d’emprisonner les personnes dans des systèmes ? Effectivement, la plupart des entreprises de billetterie font des recherches sur la blockchain, notamment pour empêcher la revente spéculative des billets. « Cela permet de résoudre un problème, mais elles intègrent la technologie blockchain dans leurs produits existants, ne révolutionnent pas l’industrie et restent organisées en silos. » a rappelé Samantha Andrews. Le prochain challenge pour la blockchain consiste alors à faire éclater les silos de l’industrie musicale (musique enregistrée, spectacle vivant, éditions musicales…)

Didier Zerath a rappelé que la donnée permet de créer de la valeur, qui ne veut pas forcément être partagée entre tous les acteurs de l’industrie. « L’écosystème est composé d’organisations concurrentes, qui ne veulent pas partager des données critiques pour leur positionnement sur le marché. », a rebondi Paul Di Lorito. En revanche, la blockchain peut être un bon moyen de traiter les transactions de gré à gré. Pour la gestion des droits musicaux, la technologie n’est également pas adaptée : un titre peut être écrit par 20 auteurs et géré par 6 éditeurs. « C’est la raison pour laquelle des intermédiaires existent ! » a-t-il ajouté.

Des acteurs traditionnels investissent également dans la blockchain pour identifier les droits musicaux. Emily Gonneau a pris pour exemple le récent partenariat entre Warner et Dot Blockchain Media, pour gérer les données de la musique enregistrée, du live et des éditions, et l’annonce, quelques jours après, de Sony, qui a préféré créer sa propre blockchain pour gérer des DRM plutôt que de collaborer avec Dot Blockchain Media qui travaille à l’élaboration de standards applicables à l’ensemble de l’industrie musicale à l’instar de son concurrent Warner. « Les rôles des différents acteurs de l’industrie musicale ne sont plus en silos actuellement, mais l’approche l’est toujours. »

Samantha Andrews a ensuite présenté le projet blockchain de l’artiste Imogen Heap, MyCelia, qui consiste à dire : « Voici les données qui me concernent, voici ce que vous pouvez faire avec mes titres et les billets de mes concerts. » Cette approche retourne complètement l’industrie ! Cependant, « nous sommes toujours dans une période d’incubation concernant cette technologie, et c’est pourquoi les gouvernements ne légifèrent pas encore, pour voir quelles sont les innovations à venir et quelles seront ses futures applications. »

Emily Gonneau a soulevé le paradoxe de la blockchain aujourd’hui : sa philosophie même réside dans la décentralisation et la désintermédiation. Pourtant le développement de cette technologie nécessite des moyens financiers considérables, que seuls les gros acteurs, dont les majors, et quelques rares initiatives indépendantes telles que Dot Blockchain Media, sont en mesure de mobiliser. Quid donc d’initiatives d’artistes comme Imogen Heap qui cherchent à bouleverser les règles du jeu s’ils n’en ont pas forcément les moyens ?

Pour Paul Di Lorito, MyCelia d’Imogen Heap est une belle initiative qui peut fonctionner, car elle encadre des transactions de gré à gré. Mais pour d’autres artistes, dont les droits se partagent entre plusieurs personnes, ce n’est pas applicable. En revanche, la blockchain questionne le rôle des différents acteurs de l’industrie. Il a ensuite évoqué une autre problématique : beaucoup de personnes pensent que la blockchain permet de résoudre les problèmes de l’industrie, mais il faut d’abord se poser les bonnes questions : « quel problème, pourquoi le résoudre et pourquoi utiliser la technologie blockchain pour le faire ? ». Pour mettre en place cette technologie, il faut de l’argent, des connaissances, et de la pédagogie pour ne pas exclure des personnes de ce nouveau système tout numérique. « L’industrie avance lentement, et le jour où elle sera prête, de nouvelles technologies seront déjà disponibles sur le marché. »

Samantha Andrews a rappelé qu’il existe aujourd’hui différentes blockchains, différentes cryptomonnaies. « C’est une grande liberté : il est possible de développer toutes les applications possibles sur la blockchain, mais il y a une limite à son implémentation dans l’industrie, car les habitudes sont toujours là ». Pour Xavier Costaz, la technologie n’est pas encore mature. « Malgré ses promesses, vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez au niveau technique. C’est génial que les différents silos de l’industrie puissent expérimenter de façon différente avec la blockchain, mais ce n’est que le début. »

Les intervenants sont ensuite revenus sur les enjeux de la décentralisation : « la blockchain décentralisée est un mythe actuellement, encore plus lorsqu’on parle de blockchain privée », a rappelé Paul Di Lorito. « Quelqu’un doit pouvoir établir et mettre en place des règlementations. Que fait-on lorsqu’il y a un conflit ? »

Pour Samantha Andrews, il faut également se demander pourquoi les grandes entreprises investissent dans la blockchain : garder le contrôle. Emily Gonneau a fait un parallèle avec l’histoire de la chanson « Hotel California » : la blockchain « is a lovely place », attire du monde, mais condamne ses visiteurs à ne plus jamais en sortir. Xavier Costaz a rappelé l’initiative mise en place avec la Sacem, PRS et ASCAP : pourquoi faire une blockchain si l’ont est tous seuls ? « La gouvernance est une vraie problématique : les transactions en BitCoin ne peuvent pas être accélérées, parce qu’il manque justement une instance de gouvernance. »

Ensuite, la question s’est posée sur la légitimité et la qualité d’investissement de l’industrie musicale dans la blockchain. Pour Xavier Costaz et Paul Di Lorito, l’industrie est très pro-active en termes d’innovation. En revanche, pour Samantha Andrews, l’innovation vient de l’extérieur : « l’industrie musicale n’est pas une industrie tech. » Emily Gonneau a parlé de Kobalt, soutenu par Google, qui se présente comme une société tech et avance cet argument pour signer des artistes. « Au-delà de savoir qui est monté dans le train en premier, la question à se poser est : est-ce que la confiance est scalable ? Car tout le sujet autour de ces technologies réside dans ce fait : si et tant que l’on peut faire se confiance, cela marchera. Le jour où cette confiance disparaît, le modèle s’effondre. » En effet, si l’on ne sait pas encore comment utiliser la blockchain à ce jour, elle permet au moins de vérifier des données émises à un moment T (qu’elles soient vraies ou non), et d’en faire une base de conversation, selon Xavier Costaz.

Car en effet, si une donnée est fausse, elle sera fausse dans la blockchain. Pour Paul Di Lorito, il faut d’abord se demander comment améliorer le processus de création des données. « La musique enregistrée et les éditions d’une même maison ne fonctionnent pas ensemble, car elles travaillent sur des temps très différents. Comment la blockchain peut donc s’inscrire dans ces processus de travail ? Car la technologie ne va pas les changer. » La blockchain permet avant tout de créer des espaces de conversations entre les différents silos de l’industrie, pour redéfinir les rôles de chacun, et déterminer à qui s’adresser. Pour Samantha Andrews, le seul fait de se poser la question « qui est la personne en place à qui il faut parler ? » est marqueur d’un grand changement dans l’industrie. « Il y a quelques années, il fallait s’adresser uniquement aux labels et aux éditeurs. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui : les artistes ont plus de pouvoir. »

La blockchain permet également de rapprocher les acteurs de l’industrie, notamment les sociétés de collecte de droits d’auteurs, et pour le mieux ! D’autres utilisent la technologie pour se réinventer. « Par exemple, les sociétés de collecte nordiques sont en en pleine transformation numérique pour pouvoir survivre », a rajouté Paul Di Lorito. Enfin, en termes d’opportunités, la blockchain et les solutions technologiques vont permettre de payer des artistes dans des territoires où ils n’ont jamais été payés.

Cependant, il existe un risque potentiel si le système est entièrement décentralisé selon Emily Gonneau. Aujourd’hui, les sociétés de collecte de droits d’auteurs ont une base de données, d’informations qui ont été approuvées et signées par ses parties prenantes. Dans un système décentralisé, « on risque d’aboutir à un système qui ne tournera pas autour de celui qui possède réellement les droits mais de celui qui aura suffisamment de pouvoir pour dire ‘cela m’appartient’ », a-t-elle conclu.

Vous pouvez réécouter l’intégralité de ce panel ici.

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