Le 28 septembre 2016, Emily était invitée à une conférence sur le thème « Musique : fin de la révolution numérique ? » organisée par la chaire Innovation & Régulation des Services Numériques Orange/Telecom Paris Tech.
« Comment la révolution numérique a fait exploser les modèles économiques de la filière musicale et comment se structure-t-elle aujourd’hui ? ». Cette conférence fut l’occasion de réunir un panel de chercheurs universitaires et de professionnels pour que ces deux mondes qui se rencontrent rarement puissent aborder ensemble cette question avec une approche à la fois économique et sociologique.
Hervé Glevarec, directeur de recherche au CNRS – « Musique – musiques : les transformations d’usages à l’ère numérique ».
Au travers d’enquêtes et d’interviews, Hervé Glevarec a tenu à montrer comment les usages liés à l’écoute musicale continuent d’évoluer avec le numérique.
Premier constat : il existe une rupture générationnelle entre les 18-24 ans et le reste de la population concernant les supports d’écoute musicale : baladeurs et streaming pour les plus jeunes, CD et radios pour les autres.
De plus, les goûts musicaux sont également différents selon la tranche d’âge : ce qui amène à dire que les goûts sont principalement déterminés par la génération. Par ailleurs, les 18-35 ans ont des goûts musicaux très éclectiques : ils citent jusqu’à 9 genres de musiques différents, contre 4 pour les plus de 65 ans.
Enfin, le goût musical est massivement générique : le genre musical (opéra, rock, musique électronique, etc.) est une catégorie pour dire son goût. D’ailleurs, cette structuration par genre se retrouve aujourd’hui dans l’éditorialisation des plateformes de streaming, où les playlists sont d’abord définies par genre musical.
Dominique Sagot-Duvauroux, professeur d’économie à l’Université d’Angers – « Les déplacements de valeurs et d’acteurs : musique enregistrée et concerts »
Dominique Sagot-Duvauroux a étudié le rôle du spectacle vivant dans la transformation du secteur musical. Avant l’apparition du numérique, l’industrie phonographique était un marché en pleine croissance, et le spectacle vivant était une filière autonome, qui servait d’outil de promotion des disques. Mais dès 2010, l’assiette totale des représentations musicales dépasse pour la première fois le chiffre d’affaire de la musique enregistrée.
Depuis, on observe une porosité et une concentration entre la filière de la musique enregistrée et le spectacle vivant. En amont, des salles sont rachetées par des producteurs et les labels s’impliquent directement dans la production de concerts. En aval, le consommateur se retrouve dans un système de guichet unique, où le producteur est à la fois promoteur, label, tourneur et agent de billetterie.
Le rapprochement de ces filières s’est stabilisé ces dernières années, cependant la question de la diversité culturelle se pose (qu’en est-il des festivals, des promoteurs locaux, des réseaux publics et associatifs ?) et ces rapprochements restent encore fragiles du point de vue économique.
François Moreau, professeur de sciences économiques à l’Université Paris 13 – « La restructuration des chaînes de valeur dans le champ de la musique enregistrée »
Depuis le début des années 2000, on observe une crise de la musique enregistrée (-67% de revenus entre 2002 et 2015), mais pas une crise de la musique en général : la population a tendance à écouter toujours plus de musique, comme l’évolution du streaming dans les usages le montre (36% des ventes totales de musique en 2015).
Cependant, le streaming a bouleversé de nombreux aspects de l’écoute musicale. Premièrement, les consommateurs acceptent de ne pas posséder la musique, mais de la louer. De plus, on constate une déconnexion entre l’intensité de la consommation individuelle et le chiffre d’affaires de la musique enregistrée : la consommation n’est plus saisonnière et les producteurs n’ont plus la main mise sur leur chiffre d’affaires.
Le streaming soulève également des interrogations concernant la diversité musicale, la place des labels, ainsi que le partage de la valeur entre les plateformes de streaming et les ayant droits. En effet, alors que Youtube devrait reverser 55% de ses revenus aux ayant droits, en réalité la plateforme reverserait moins de 20% de ses revenus aux industries culturelles. De l’autre côté, les plateformes de streaming redistribuent 70% de leur revenus aux ayant droits, voire 80%.
Par rapport à ces nouvelles problématiques économiques, il faut se demander si la projection du modèle ancien sur la réalité du streaming est pertinente. Le seul calcul qui a du sens concerne la dépense que le consommateur est prêt à faire pour écouter de la musique, et non le revenu par stream.
Dr Florian Drücke, directeur général du Bundesverband Musikindustrie – « Les mutations des marchés européens »
Aujourd’hui, la principale problématique au sein du marché européen de la musique enregistrée concerne la régularisation du statut des plateformes comme Youtube (hébergeur ou non ?), la fin du piratage ainsi que la fixation du « value gap ».
L’analyse de la rémunération au stream est puissante en termes de communication, mais peu pertinente concernant la rémunération globale des artistes. En effet, la part des utilisateurs gratuits de streaming est plus importante que celles des abonnés. Cependant, en fonction du montant de l’abonnement, on constate que la disposition à payer de la part des consommateurs augmente petit à petit.
De plus, en ce qui concerne la rémunération des artistes, on peut se demander si le modèle du streaming est pérenne à long terme, alors que des artistes ne s’y retrouvent pas.
Anthony Belliot, VP consumer & data marketing chez Universal France – « Les big data et marketing numérique »
Les maisons de disques ont-elles révolutionné leur pratiques marketing face à la profusion de données musicales ? Comment peut-on gérer les communautés des artistes avec toutes les données existantes ?
Les données sont complètement éparpillées, entre les bases de données locales des labels (produits, albums, genre, etc.), les données web, les données des consommateurs, ainsi que les données sociales et commerciales. Cependant, l’un des enjeux principaux concerne la propriété des données : les maisons de disque n’ont pas toujours accès aux données produites par les consommateurs si elles sont hébergées sur des plateformes externes.
De plus, on constate qu’aujourd’hui, les maisons de disques ont une relation fragmentée avec les consommateurs de musique. Entre la découverte, la consommation, la rétention des fans, et la création d’ambassadeurs, il existe beaucoup de points de contacts, que la maison de disque ne peut pas tous contrôler. Il faut donc se réinventer face aux mutations d’un marché dématérialisé, en prenant en compte la difficulté de gestion des données métiers et les contraintes en matière de vie privée. Ce n’est que le début de la révolution concernant le marketing de la musique.
Bruno Lion, gérant de Peermusic – « L’édition musicale face aux marchés du numérique »
L’édition musicale est un des plus vieux métiers de la musique : les éditeurs phonographiques travaillent avec les artistes compositeurs, tirent leur revenus des droits sur les œuvres et gèrent les partitions.
Le marché de l’édition reste stable avec plus de 300 millions d’euros de revenus par an, mais évolue beaucoup grâce au numérique : paroles de chansons (avec la base de données B.O.E.M.), contrat avec les hébergeurs (Deezer, Spotify, Youtube, Dailymotion), partitions de musique en ligne… Le marché reste encore fragile, avec la question des hébergeurs sur internet et la piraterie.
La question qui se pose aujourd’hui est celle du partage de valeur : on parle de concurrence infinie entre tous les projets qui se développent grâce à la dématérialisation, et ce que cela signifie pour le consommateur qui a accès à une offre musicale toujours plus large. La concentration devient de plus en plus forte : 80% de l’offre réalise 20% de la demande : quel est l’avenir de la diversité culturelle ?
Emily Gonneau, directrice de Nüagency, Unicum Music – « Nouveaux vecteurs de croissance »
En 2014, 51% des américains ont acheté des places de concerts d’artistes qu’ils ont découvert sur une plateforme de streaming. Ainsi, tous les chemins mènent au live, surtout la billetterie et le streaming, qui permettent également l’accès à des données. Aujourd’hui, ce mouvement s’accélère, et les alliances stratégiques continuent de se créer.
L’impact de cette convergence entre streaming et billetterie est à la fois artistique (découverte d’artistes, recommandation, programmation, émergence d’artistes et de salles) et financier (boost des préventes, ventes de billets supplémentaires, nombre de dates, négociation de cachets).
Les droits d’auteurs et voisins sont également un vecteur de croissance et une bataille dans laquelle l’argument technologique et financier est prédominant. Aujourd’hui, la création reste financée par les labels, mais les artistes et les fans eux-mêmes participent à son financement, tandis que la distribution est contrôlée par des acteurs extérieurs à la filière musicale. Ainsi chaque plateforme de distribution créée ses propres lois et les artistes dispersent leur effort, en faisant souvent plus de marketing que de création. Une bataille d’ampleur est engagée à bien des niveaux pour savoir quels acteurs contrôleront à terme les droits des œuvres.
Les prochains vecteurs de croissance se trouvent-ils dans la blockchain ou l’intelligence artificielle rabattra-t-elle entièrement les cartes avec l’avènement d’œuvres sans créateurs ? A voir !
David El Sayegh, directeur général de la Sacem – « Stratégies de régulation face au numérique »
Il existe deux directives européennes concernant le numérique : la directive Commerce Electronique, pour favoriser les intermédiaires techniques, et la directive sur les droits d’auteur dans la société d’information, qui reconnaît que les acteurs de l’industrie culturelle disposent d’un droit préventif. Ces deux directives sont contradictoires mais cohabitent ensemble.
Or, depuis le début des années 2000, de nouveaux acteurs, comme des plateformes vidéos, sont rentrés sur le marché de la distribution, pour devenir des concurrents des distributeurs traditionnels. Les directives sont devenues obsolètes pour définir le statut et la responsabilité des ces acteurs.
Après beaucoup de discussions, la réouverture de la directive sur les droits d’auteurs semble être une bonne opportunité pour corriger la définition des plateformes qui sont jugées irresponsables devant les œuvres distribuées. La Commission Européenne a compris l’importance des biens culturels pour l’économie des « pseudo hébergeurs », qui concurrencent les acteurs qui financent la création. La question du transfert de valeur, enjeu fondamental pour l’avenir de la création et l’équilibre de la filière musicale, sera bientôt traitée par les autorités compétentes.
Marc Schwartz, conseiller maître à la Cour des Comptes – « Quelle politique publique pour la musique ? »
La présence de l’Etat dans la création musicale est une tradition ancrée en France. Aujourd’hui, la politique publique s’incarne à la fois par l’Etat, mais également les collectivités territoriales et les associations, et a pour objectif central un partage équitable de la valeur.
A ce jour, on constate que la politique publique concerne davantage la musique en direct que la musique enregistrée, et que les moyens sont concentrés plus particulièrement sur la musique classique. Par ailleurs, les aides sont complètement émiettées et il existe beaucoup de guichets : on peut se demander quel est le rôle de l’Etat par rapport aux collectivités territoriales.
La politique publique pour la musique est absolument nécessaire pour garantir la diversité culturelle, la démocratisation culturelle, ainsi que l’ouverture économique du secteur. Cette politique publique a également un rôle d’accompagnement par rapport à la transition numérique pour assurer la transparence des acteurs du numérique, et s’assurer que le partage de valeur est équitable.