Le 22 mai 2019, Emily Gonneau a participé au Forum Entreprendre dans la Culture, au cours duquel elle a animé une table-ronde intitulée : « Artistes auto-financés : la condition de l’indépendance ? ».
La démocratisation des moyens de production et de diffusion, encouragée notamment par le numérique, permet à un nombre croissant de créateurs de différents secteurs culturels d’expérimenter l’auto-financement de leurs projets artistiques. Est-ce une opportunité ou illusion ? Quel impact sur leurs projets ? Quel est le prix de l’indépendance ? Quelles sont les précautions à prendre en compte ?
Etaient présent.e.s pour répondre à ses questions : Suzanne Combo, déléguée générale de La GAM, Olivier Masmonteil, artiste peintre, président de l’association ASAP et Sylvie Bosser, maître de conférences, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.
Olivier Masmonteil est artiste peintre, diplômé des Beaux-Arts de Bordeaux en 1999. « J’appartiens à une génération d’artistes à qui on a dit que le peinture était morte », ce qui a entraîné chez lui une réflexion sur le support et le modèle économique de la création.
Suzanne Combo a étudié le piano au Conservatoire de Bordeaux avant de poursuivre des études en prépa littéraire à Paris, suivi d’un master en Lettres Modernes à la Sorbonne et de Sciences Po Paris. En parallèle de ses études, elle s’est investie dans de nombreux projets musicaux, et monté son label et sa maison d’édition musicale. « Je me suis ensuite posée la question de la place dans l’artiste dans les débats qui le concernaient, et notamment via le numérique. » C’est à ce moment qu’elle co-fonde la GAM en 2013.
Sylvie Bosser est maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8. Après une formation en littérature, elle s’est intéressée à l’e-book et à la remise en question de l’auteur. Depuis 5 ans, elle étudie l’auto-édition, et notamment la manière dont les plateformes types Amazon ou Librinova se sont emparées du sujet de l’édition, et travaillent avec les auteurs.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, Emily Gonneau a demandé aux intervenants d’exposer, au sein de chaque discipline artistique représentées, quels étaient principaux acteurs et les enjeux aujourd’hui.
Dans les arts plastiques, il y a deux types d’acteurs : les publics (organismes de formation, ministère, centres d’arts et musées) et les privés (fondations, collectionneurs, et de plus en plus, les réseaux sociaux). « Néanmoins, l’acteur principal de cette discipline artistique, c’est l’artiste, qui a à la fois un rôle de fabrication, de diffusion, de prescription et même de vente. », a expliqué Olivier Masmonteil. Même dynamique entre acteurs privés et acteurs publics dans l’industrie musicale, selon Suzanne Combo, avec « l’artiste au centre de cette toile, qui la fédère et la fait exister. »
Pour Sylvie Bosser, l’auteur est au centre, « mais c’est une cheville ouvrière dans un système qui regroupe aujourd’hui les GAFAM. » Elle a également rappelé des chiffres de l’auto-édition : 15% en 2015, contre 6% du total des livres publiés en 2005. Aujourd’hui, les plateformes numériques permettant l’auto-édition sont nombreuses sur le marché. La première est KDP, appartenant à Amazon. Il existe également Librinova, plateforme d’édition qui met en avant l’idée d’accompagnement des auteurs et Wattpad, une plateforme numérique popularisée par After, où les écrivains publient des chapitres gratuitement au fur et à mesure de leur écriture.
Emily Gonneau a ensuite posé la question de l’argent : quel est le coût de la création ? Qui sont ceux qui la financent ?
Pour Olivier Masmonteil, le coût de la création, c’est du temps, et la question sous-jacente est : comment mesurer son temps en argent ? « Le coût de mon temps, c’est le coût de ma vie. » Chaque artiste a son propre modèle économique, en fonction de ses convictions et de ses compétences. Une des qualités de l’artiste, c’est le pragmatisme, pour déterminer de quoi il a besoin : qui il est ? Comment fonctionne-t-il ? « L’artiste vit avec sa création et doit l’alimenter : avec des expositions pour nourrir son inspiration, et ensuite avec du matériel. Si on cherche de l’argent avant de comprendre ce dont on a besoin, on perd du temps. »
Ce coût de création est le même pour les musiciens, selon Suzanne Combo. « Au début d’une carrière, on fait 3 ans de concerts et des tournées où on est payés en bière, et on fait plein de maquettes pour faire grandir son public, le fédérer avant de sortir un album. » L’artiste recherche le désir de l’autre et s’y accroche : mais à quel prix ? Lors de la production d’un album, un éditeur peut proposer une avance, mais contre les droits d’auteurs de l’artiste (qui courent jusqu’à 70 ans après sa mort). « Un producteur de disque dans un major peut vous désirer, mais derrière c’est une machine froide avec un but commercial. Le producteur peut changer de poste, et ce ne sera plus la même relation. Il faut prendre en compte tous ces paramètres. » Par ailleurs, elle a rappelé qu’il existe des aides et des subventions qui ne sont pas à négliger pour minimiser l’apport financier de l’artiste quand il s’auto-produit.
Il existe également des fantasmes dans la filière littéraire selon Sylvie Bosser. Le modèle d’affaire de l’auto-édition impose la gratuité pour l’auteur, qui n’a pas besoin de payer pour être édité, comme sur la plateforme KDP d’Amazon. Librinova a choisi un modèle opposé : les auteurs peuvent choisir des forfaits pour être édités en ligne, créer leur couverture, faire appel à coach littéraire ou réaliser de l’impression à la demande.
Emily a synthétisé ces premiers éléments de réponses sur le financement. Il y a ainsi des coûts liés au matériel, le coût de la vie, et le coût de l’expertise des personnes qui vont aider à promouvoir l’œuvre finale. Dans la question du financement, il y a donc un amalgame entre ces différents coûts, et les industries se sont structurées dans une forme de troc, où les partenaires de l’artiste avancent le coût du matériel et de l’expertise, en échange de droits. Quels sont donc les enjeux sur ce financement ?
Dans les arts plastiques, les droits ne concernent que les artistes très connus ou décédés. En revanche, la galerie est un partenaire important de l’artiste, et il peut y avoir une négociation sur son rôle. « Néanmoins, le numérique a changé les rapports de force, et le plasticien est plutôt gagnant, notamment parce l’artiste fait des pièces uniques et que la discipline est basée sur l’expérience sensible. » L’écosystème permet aujourd’hui de remettre l’artiste au centre. Par ailleurs, les enjeux de financement sont liés aux activités de chaque artiste : les coûts vont dépendre du matériel utilisé, de la fréquence de création, du temps nécessaire à la pratique… « Ce qui est intéressant, c’est de dégager ce qui va faire le tronc commun des artistes : leur temps et leur financement. »
Pour Suzanne Combo, l’industrie musicale a créé son propre piège, en numérisant la musique avec le CD, qui a mené à l’avènement du MP3 et du P2P. « A ce moment-là, l’industrie a passé du temps à lutter contre le piratage plutôt que de trouver des offres légales : Hadopi est apparu en même temps que Spotify ! » Aujourd’hui, le streaming génère de l’argent, mais ça ne satisfait pas tous les acteurs de la chaîne, notamment les artistes, car les contrats de production phonographique sont les mêmes que pour le physique et le digital, avec des taux de rémunération à 8 ou 9% en moyenne pour l’artiste. Par ailleurs, pour l’auto-production musicale, il y a une part d’auto-financement, « qui ne devrait pas exister. Mais en réalité, pour que les artistes conservent le droit sur leur œuvre, et puissent garder l’argent généré, ils doivent investir. » Il est possible d’investir un peu d’argent personnel mais également de faire appel à du crowdfunding (très exigeant et difficile), de faire des levées de fonds ou des demandes de subventions, de bénéficier du crédit d’impôts pour les artistes entrepreneurs… Ou de chercher des partenaires financiers comme des producteurs.
Emily a donc dégagé une tendance sur les œuvres dématérialisables : le canal de distribution qui se positionne en disant ‘c’est gratuit et immédiat’ et truste ainsi le marché. En effet, existe beaucoup d’offres pour distribuer son oeuvre, notamment dans l’industrie musicale. « Cela devient difficile pour les artistes de s’y retrouver, qui ont de nouveau besoin d’une intermédiation. »
Dans le secteur de l’édition, les auteurs gardent leurs droits. « Mais il existe évidemment un fantasme de la désintermédiation avec ces nouvelles plateformes, largement exagéré par Amazon : il n’y a plus besoin de la légitimité d’un éditeur pour publier et vendre son livre. », a expliqué Sylvie Bosser. Par ailleurs, il existe un vrai paradoxe entre le positionnement de ces auteurs auto-édités qui publient leurs œuvres, et leur profond désir d’être repéré par une maison d’édition et d’être publié sous format papier et donc de réintégrer le circuit classique de l’édition. « C’est le positionnement de Librinova, qui permet l’auto-édition, mais a également une fonction d’agent littéraire qui démarche des maisons d’éditions. » Une logique que l’on retrouve également dans l’industrie musicale avec des structures comme Spinnup d’Universal, a rappelé Emily.
Dans cette question du financement se trouve finalement la question de la prise de risque et de qui décide de la financer, à quelle hauteur et comment.
L’indépendance, c’est une prise de risque que prend l’artiste au départ pour Olivier Masmonteil. « Personne ne te force à être artiste, et tu dois assumer tes propres responsabilités ! ». Il est revenu sur son parcours personnel : après ses études, il est devenu régisseur d’un centre art, et s’est aperçu que ce confort était dangereux pour sa création. « J’avais besoin d’argent pour vivre, mais il ne fallait pas que ça me prenne trop de temps, pour le dédier à la création : je suis devenu vendeur d’aspirateurs chez Conforama ! En étant violent avec soi-même et ses créations, l’engagement que l’on met dans son art devient précieux : on a conscience du prix qu’on a payé pour en arriver là. » Le temps de la maturité est nécessaire pour un artiste plastique, pour acquérir de la lucidité sur son travail, ses capacités et ses ambitions et ensuite construire son rythme et son écosystème.
Sylvie Bosser a également appuyé cette idée, selon laquelle la prise de risque se fait d’abord chez l’écrivain, pour qui la création prend de la vie et du temps. Dans l’auto-édition, l’écrivain doit investir au niveau de la promotion pour instaurer une interaction avec son lectorat. Ce sont ensuite les maisons d’éditions qui prennent le risque avec la publication de prototype. « L’édition est un secteur où il y a beaucoup d’appelés pour peu d’élus. »
Enfin, Suzanne Combo a rajouté : « Quand on construit son œuvre et que l’on fait des sacrifices pour elle, et qu’a un moment donné, un partenaire arrive et veut prendre 90% du gâteau que vous avez fabriqué, parce qu’il va y rajouter une cerise… On peut garder le gâteau à 100% et décider de rajouter sa cerise plus tard, tout seul. » Pour elle, ce n’est pas seulement qu’une question d’argent : comment une création musicale peut être considérée comme un import en industrie, alors que c’est une œuvre de l’esprit, qui n’est pas considérée comme économique viable ?
Emily Gonneau a conclu cet échange en revenant sur la problématique des arts créatifs et de leur financement : la valorisation de la création. Une industrie a tendance à valoriser un produit en fonction de son exploitation commerciale alors l’artiste a tendance à valoriser leur œuvre par rapport au sens que cette œuvre représente pour eux : on passe donc d’une logique objective à une logique subjective. Pour les artistes, il faut donc être lucides, valoriser leur temps et ce que ça représente, et ne pas partir du principe que ce qu’ils apportent est acquis.